La CSRD, une chance pour l'Europe, une opportunité pour ses entreprises

Par Didier Sensey, Valérie Baschet

La Corporate Sustainability Reporting Directive, adoptée au Parlement Européen en novembre 2022 et dont les normes applicables ont été publiées à l’été 2023 a tout d’une révolution silencieuse. Tellement silencieuse que selon une récente enquête de l’institut VinciWorks(1) , 77% des entreprises concernées n’auraient pas encore commencé à se préparer à ce nouveau reporting de durabilité, soulignant encore plus l’urgence d’agir. Le sujet est pourtant massif : ce ne sont pas moins de 50 000 entreprises européennes, répondant à deux des trois seuils, de CA (> 50 millions €), d’effectif (>250 salariés) ou de total bilan (>25 millions €)(2) qui sont concernées, dont les premières à partir de 2024.

La CSRD a pourtant déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais elle a surtout provoqué des réactions aussi sceptiques de la part de certains milieux d’affaires que d’espoirs enthousiastes chez les défenseurs d’une économie plus décarbonée et socialement plus juste.

CSRDLes craintes que génèrent ce texte sont légitimement alimentées par de nombreux facteurs : tout d’abord par l’incapacité chronique de la commission européenne à faire la nécessaire pédagogie pour expliquer de quoi il s’agit dans un langage qui n’est pas « techno-bureaucratique » ; par le nombre des entreprises concernées, cinq fois plus nombreuses que pour l’ancienne NFRD(3) (dont la déclinaison en France est connue sous le nom de Déclaration de Performance Extra-Financière) ; par le nombre d’indicateurs à reporter qui va donner une nouvelle opportunité à ses détracteurs de dénoncer la « folie normative » de Bruxelles ; par le calendrier d’application, particulièrement serré (les premières entreprises concernées devront publier un reporting CSRD sur l’exercice 2024) ; ou encore par le degré d’impréparation de la plupart des entreprises, des cabinets de conseil et des Organismes Tiers Indépendants chargés à terme de les auditer et de les certifier…

Le tout dans un contexte économique et politique qui a rarement été aussi complexe, menaçant et incertain : conséquences du réchauffement climatique, augmentation des coûts de l’énergie et des matières premières, instabilité sociale et politique, conflits aux portes de l’Europe…

Tout est a priori réuni pour susciter exaspération et incompréhension à un moment où les entreprises manifestent le souhait d’avoir une meilleure visibilité et d’être allégées de contraintes superflues pour mieux faire face à une concurrence internationale qui, le plus souvent, n’a pas à se plier aux mêmes exigences réglementaires et aux coûts qui en découlent.

Pourtant, cette CSRD est véritablement une chance pour l’Europe et une opportunité pour ses entreprises de renforcer leur compétitivité. Pour s’en convaincre, il est indispensable de prendre quelques pas de recul pour comprendre quelles ont été les motivations de la Commission européenne dans l’élaboration de cette directive.

La CSRD, un marqueur d’ambition pour l’Europe

Le constat initial est limpide : les entreprises européennes sont prises dans un étau dont il est souvent difficile de se défaire. Il y a d’un côté les États-Unis qui s’imposent par l’hyper-financiarisation de leur économie et leur toute puissance technologique. Il y a de l’autre les pays émergents qui ne respectent pas les mêmes règles que les nôtres et qui doivent une grande partie de leur compétitivité à un dumping social et environnemental généralisé.

Le coût de notre modèle social et des contraintes environnementales supporté par nos entreprises et la dépendance technologique vis-à-vis des GAFAM posent donc un double problème de compétitivité et de souveraineté à l’échelle européenne.

Sur ce dernier point, le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) a été l’une des toutes premières initiatives européennes osant imposer le principe d’extra-territorialité sur un sujet majeur. Destiné à protéger les données personnelles des citoyens, mais aussi les entreprises, toute entité exerçant sur le territoire communautaire, qu’elle y soit ou non implantée juridiquement, doit mettre en œuvre des mesures contraignant fortement l’accès aux données personnelles de ses parties prenantes. L’Europe est ainsi devenue en quelques années la référence mondiale en matière de confidentialité des données. Un succès reconnu par tous et qui place de fortes barrières à l’entrée sur le marché européen aux entreprises de la tech mondiales. L’Union Européenne ne se contente d’ailleurs pas de réglementer, elle sanctionne : en 2022, ce n’est pas moins de 2,92 Md€ d’amendes qui ont été dressées, en augmentation de 168% par rapport à l’année précédente(4).

Parlement européemLa CSRD a une ambition encore plus forte : imposer des standards contraignant toute entreprise ayant ou non son siège social dans l’Union Européenne(5) à publier un rapport de durabilité permettant d’avoir une lecture claire et normalisée de ses performances extra-financières. Cette évolution va avoir des conséquences considérables à un moment où les appels d’offre publics comme privés intègrent dans leurs critères de choix des engagements RSE de plus en plus contraignants, où les collaborateurs ont une soif de sens de plus en plus forte, des attentes vis-à-vis de leurs employeurs allant au-delà des enjeux traditionnels de la RSE et où même les fonds d’investissement en font un élément de valorisation objectif de leurs participations.
En normalisant les rapports extra-financiers des entreprises à une très large échelle, la CSRD autorisera une comparabilité des performances sur un terrain qui relevait jusque-là du déclaratif. A terme, nous disposerons ainsi pour chaque entreprise d’un véritable bilan et d’un compte de résultat extra-financier, audité et publié en annexe du rapport de gestion. Il aura un impact non seulement financier, mais aussi réputationnel, donc business, qui deviendra central pour les entreprises.
Ne nous y trompons pas, il s’agit d’une véritable révolution copernicienne, à commencer pour les banques et les institutions financières : le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau a annoncé dès novembre 2022 que les entreprises françaises feront l’objet d’une cotation verte dès 2024 dont dépendra leur santé financière(6). Certains grands réseaux bancaires ont déjà fait savoir que la moitié de la note de crédit des entreprises serait basée sur l’évaluation de critères extra-financiers. Considérée comme un risque systémique par les banques et les compagnies d’assurance pour les entreprises qui tarderaient à se l’approprier, la durabilité devient un enjeu majeur pour le monde de la finance car perçue comme un impératif de survie pour leur modèle économique dont les entreprises sont le cœur battant : « Un monde à +4° n’est plus assurable » avait déclaré le PDG d’AXA, Henri de Castries à la veille de l’ouverture de la COP21 en 2015. Comme une accélération de l’histoire, les assureurs allemands ont prévenu après les inondations historiques de 2021 : « si rien n’est fait pour limiter un réchauffement à +2°C, l’assurance ne sera plus possible »(7).

En invitant les entreprises à accroître leur responsabilité et à repenser leur modèle d’affaires, en matérialisant et mesurant leurs impacts sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, elle offre l’opportunité aux entreprises européennes de prendre une longueur d’avance décisive par rapport à leurs concurrents internationaux sur un sujet qui s’imposera tôt ou tard à tous comme un impératif vital.

Au-delà de la contrainte, un enjeu stratégique pour les directions générales

L’originalité et la force de ce texte, c’est de ne pas être simplement un énième reporting de données. Bien entendu, les indicateurs RSE traditionnels devront être suivis, pilotés et publiés. Mais l’entreprise devra surtout s’attacher à démontrer comment dans sa gouvernance, sa stratégie, sa proposition de valeur, ses opérations, elle intègre les sujets de durabilité, définissant ainsi une trajectoire vers un modèle économique soutenable et durable au service de l’ensemble de ses parties prenantes. Elle devra prendre des engagements d’atteinte d’objectifs sociaux et environnementaux pour contribuer à apporter une réponse aux immenses défis auxquels nos sociétés et la planète sont confrontées. Le prisme innovant de la double matérialité en constituera le pivot essentiel : l’entreprise devra non seulement intégrer dans son analyse les risques financiers issus des grandes évolutions sociales et environnementales auxquelles elle est confrontée (matérialité financière) mais également évaluer l’impact de ses activités sur son environnement (matérialité à impact). Cette analyse de double matérialité conduira à établir une trajectoire de durabilité et le choix des indicateurs de suivi pertinents pour l’entreprise pour enfin publier son rapport CSRD.

Considérer par conséquent ce rapport de durabilité comme un nouveau sujet normatif et de compliance serait une erreur et l’assurance d’en faire une contrainte absolue : s’agissant du point de départ d’un processus de transformation profond, le sujet est éminemment stratégique et doit absolument être traité comme tel par les directions générales.

ESRDToutefois, la durabilité constitue encore pour la plupart des entreprises un sujet nouveau, complexe, appréhendé le plus souvent sous l’angle essentiel mais réducteur de l’environnement ou de l’empreinte carbone alors qu’il impose de mener une réflexion de fond préalable sur la gouvernance et le social. Il peut même parfois être considéré comme une thématique ésotérique très éloignée de la réalité quotidienne de l’entreprise, dès lors que l’on y associe le sens, la raison d’être ou encore la culture, piliers essentiels d’une démarche de durabilité volontariste. Il y a donc beaucoup d’a priori, très peu de repères ou de retours d’expériences alors que les calendriers sont très serrés et que le sujet va devoir s’intégrer dans un quotidien surchargé. Facteur aggravant, l’écosystème qui se déploie autour de la CSRD et qui a vocation à faciliter son adoption par les entreprises, met le plus souvent en avant sa complexité, le millier de datapoints que l’entreprise devra suivre et reporter, le tout enveloppé d’un vocabulaire destiné à renforcer le caractère technique et rébarbatif du sujet : matrice de double matérialité, taxonomie verte, ESRS(8), trajectoire de décarbonation, plan de résilience, etc…

Alors, comment faire et par où commencer pour dépasser le stade de la contrainte et faire de ce reporting de durabilité un sujet fédérateur et motivant pour les dirigeants et leurs équipes, à la hauteur des hautes ambitions qu’il véhicule ? Dans un premier temps, en expliquant aux équipes les enjeux qu’il adresse afin de les embarquer dans un projet qui les concerne tous : en comprenant l’importance devenue vitale d’un sujet qui s’inscrit dans une évolution inéluctable du modèle capitaliste, on facilite la mobilisation. En outre, cet effort pédagogique essentiel évite le scepticisme, voire le procès en opportunisme qui pourrait être fait à des dirigeants qui ne se seraient pas jusque-là distingués par un attachement particulier à la cause environnementale et sociale de leur entreprise.

ecologie durabilitéDans un second temps, en enlevant toute complexité superflue pour rendre l’exercice pertinent et adapté aux enjeux et à ce qui est réellement matériel pour l’entreprise : le règlement autorise en effet cette souplesse et un niveau d’assurance modérée sera dans un premier temps demandé aux Organismes Tiers Indépendants lors de leur mission de contrôle. Les délais courts et le manque de maturité de la plupart des entreprises sur un tel sujet les conduiront le plus souvent à avoir recours à des Conseils. Une approche pragmatique, de dirigeant à dirigeant, est clairement à privilégier : elle s’attachera en effet à enlever la complexité de l’exercice pour en garder toute la pertinence et nourrir ainsi une véritable réflexion de fond, passionnante et engageante.

Il s’agit d’une condition essentielle pour que ce reporting de durabilité soit vécu comme une véritable opportunité de se réinventer et non pas une nouvelle contrainte. Il est en effet autrement plus motivant pour des équipes avides de sens d'être associées à une réflexion à long terme sur la contribution de l’entreprise aux enjeux sociétaux pour en faire de véritables leviers de création de valeur partagée. C’est tout de même plus mobilisateur que de participer à une course sans fin visant à toujours plus de chiffre d’affaires, d’EBITDA… ou de collecter toujours plus de données destinées à des reportings toujours plus exigeants mais le plus souvent vides de sens.

(1) https://vinciworks.com/blog/esg-leaders-unpreparedness-for-csrd-reporting/
(2) Le texte doit faire l’objet d’un décret d’application en France courant décembre 23
(3) Non Financial Reporting Directive
(4) Enquête RGPD et Data Breach du cabinet d’avocats international DLA Piper qui couvre les 27 États membres de l'Union européenne, plus le Royaume-Uni, la Norvège, l'Islande et le Liechtenstein. La plus grosse amende de cette année, d'un montant de 405 millions d'euros, a été infligée par le commissaire irlandais à la protection des données (DPC) à Meta Platforms Ireland Limited concernant Instagram pour des manquements présumés à la protection des données personnelles des enfants
(5) Entreprises dont le siège social n’est pas situé en Union Européenne mais dont le chiffre d’affaires au sein de l’Union est supérieur à 150 M€ par an.
(6) https://www.challenges.fr/green-economie/les-entreprises-vont-avoir-une-cotation-verte-de-la-part-de-la-banque-de-france_836384
(7) https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/rechauffement-climatique-un-monde-a-2-c-n-est-deja-plus-assurable-150028.html?utm_source=Abonnés+Novethic&utm_campaign=85938d5c47-EMAIL_CAMPAIGN_2021_07_29_03_11&utm_medium=email&utm_term=0_2876b612e6-85938d5c47-171421045
(8) ESRS : European Sustainability Reporting Standards

Source : www.hbrfrance.fr/strategie/la-csrd-une-chance-pour-leurope-une-opportunite-pour-ses-entreprises-60373