Par Didier Sensey
La Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) repose sur les trois piliers que sont l’Environnement, le Social et la Gouvernance (ESG). Or, pour beaucoup d’entreprises aujourd’hui, un engagement RSE se limite à mener des actions sur le volet Environnement et la réduction de l’empreinte carbone constitue l’axe central de leur démarche. Que ce soit par obligation légale ou incitées par certaines de leurs parties prenantes qui les invitent à se montrer plus durables, elles sont de plus en plus nombreuses à réaliser un bilan d’émissions de gaz à effet de serre, puis à définir un objectif et une trajectoire visant à réduire leur empreinte. L’effort est aussi nécessaire que louable car ces initiatives occasionnent des dépenses significatives pour les entreprises avant qu’elles n’en constatent les effets bénéfiques. Des coûts qu’il est difficile de répercuter sur les prix de vente, contribuant à dégrader leur compétitivité face à une concurrence internationale, le plus souvent bien moins engagée.
On ne rappellera jamais assez que les efforts de décarbonation des entreprises sont indispensables pour préserver un environnement viable et même si les progrès réalisés sont réels, ils sont très largement insuffisants face aux enjeux auxquels le monde est confronté. Seulement 17% des PME et ETI européennes ont mis en place des plans structurés de décarbonation et 1% des entreprises ont aligné leurs dépenses futures sur les objectifs annoncés : lorsqu’elles ne constituent pas un simple effet d’annonce, les améliorations restent incrémentales et portent essentiellement sur une évolution positive des critères ESG, dans une logique de compensation d’externalités négatives. L’urgence commanderait pourtant qu’elles soient radicales, pour que l’entreprise, à travers une nouvelle proposition de valeur, puisse contribuer à son niveau à résoudre les grands enjeux de notre temps, dans une logique d’impact positif et de création de valeur mieux répartie avec ses parties prenantes.
Le sujet de la durabilité est vaste et ne peut se limiter à quelques initiatives à la marge visant à interdire l’utilisation des bouteilles en plastique, favoriser les mobilités douces ou encore convertir tout ou partie des flottes de véhicules à l’électrique. Promulguée en 2019, la loi Pacte , bien plus révolutionnaire qu’il n’y paraît de prime abord, va jusqu’à changer la définition même de la finalité de l’entreprise. Plus seulement réductible à la recherche du profit au seul bénéfice de ses actionnaires, elle doit désormais être gérée en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Faisant suite à la publication du rapport Sénard Notat de 2018 « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » la loi Pacte souligne ainsi l’indispensable dimension citoyenne de l’entreprise.
Pour autant et même si de plus en plus de voix se font entendre, à l’instar de Pascal Demurger, PDG de la MAIF, qui n’hésite pas à affirmer ses convictions dans « l’Entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus » , les modèles d’affaires restent encore quasi exclusivement basés sur les paradigmes traditionnels : celui de la croissance illimitée et la recherche du profit maximal… Difficile de les remettre en cause sans une prise de conscience individuelle et collective de la nécessité d’un changement profond.
La bonne nouvelle est que de plus en plus de dirigeants se rendent compte que la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux devient indispensable afin d’assurer la durabilité de leurs modèles d’affaires et, par là même, la pérennité de leurs entreprises. De plus en plus d’études témoignent par ailleurs que la prise en compte des enjeux ESG ont un impact positif sur les indicateurs financiers de l’entreprise. L’étude d’Eiffel Sustainability & Impact Innovation Center de Mai 2024 sur des PME & ETI européennes, démontre que 83% des objectifs ESG ont eu une répercussion nette positive sur les indicateurs financiers des entreprises étudiées. En prenant conscience que ces enjeux représentent désormais des risques avérés, mais sont aussi des opportunités de création de valeur globale pour leurs entreprises, les dirigeants réalisent qu’ils doivent mieux prendre en considération les impacts positifs ou négatifs que leurs activités génèrent. Ainsi, Ils sont de plus en plus nombreux à positionner ces sujets là où ils doivent l’être : au cœur de leur stratégie pour adapter les modèles d’affaires et les propositions de valeur.
Il y a urgence, car il en va de la pérennité même des entreprises à moyen terme. En effet, bien au-delà d’un objectif de réduction de l’empreinte environnementale de leurs activités, les exigences des parties prenantes vis-à-vis de l’entreprise se sont considérablement renforcées en très peu de temps. Cela implique que les entreprises prennent des engagements qui vont très au-delà de la mise en place d’une feuille de route RSE classique. Depuis le Covid, les salariés, au-delà d’un revenu décent et de la perspective d’évolution de carrière alléchante, attendent désormais de leur employeur du sens et un engagement sincère sur les sujets sociaux et environnementaux, pouvant aller jusqu’à quitter leur entreprise ou à refuser un poste ; les donneurs d’ordre accordent une importance croissante voire centrale aux critères ESG dans la sélection de leurs fournisseurs ; le monde de la finance est de plus en plus actif, avec, d’un côté, les fonds d'investissement qui font de l’ESG un critère de sélection et de valorisation objective de leurs participations et, de l’autre, les banques, qui proposent des prêts à taux bonifiés indexés sur l'amélioration d’indicateurs de performance extra-financiers.
On le voit bien, le risque pour une entreprise à ne pas s’engager est réel et dépasse très largement le cadre de la conformité réglementaire. Car si elle ne peut plus attirer ou retenir les talents, si elle vend de plus en plus difficilement et si elle a de plus en plus de mal à se financer, elle est inexorablement amenée à disparaitre à plus ou moins brève échéance…
La durabilité devient ainsi le nouveau grand sujet de transformation de l’entreprise car une condition essentielle à sa pérennité. Il est global car il les concerne toutes, systémique car il touche à toutes ses fonctions et existentiel car il interroge sur sa finalité même. Il est plus profond que le digital qui reste, malgré les considérables changements qu’il a occasionnés, un moyen, alors qu’il a bouleversé de façon brutale le paysage concurrentiel de la plupart des secteurs d’activités. Rappelons-nous de Kodak, emblème du capitalisme américain du XXème siècle qui a disparu en une dizaine d’années pour avoir trop tardé à adapter sa stratégie et son offre à la nouvelle donne qu’imposait l’arrivée du digital dans la photo. Nous voyons aujourd’hui des comportements similaires dans certains secteurs, comme le pétrole : les majors rêvent ouvertement de pouvoir s’appuyer sur d’hypothétiques procédés de capture de carbone dans l’air afin de justifier la poursuite le plus longtemps possible de l’exploitation fossile sans anticiper la fin d’un modèle inexorablement condamné.
On le voit bien à travers ces exemples, l’attrait du gain à court terme agit comme un moteur aveuglant qui peut se révéler mortifère. Certes, l’entreprise doit pouvoir disposer des ressources financières nécessaires pour tenir ses engagements vis-à-vis de ses parties prenantes. Si on attend d’elle qu’elle ait un impact sur la société et sur son environnement, elle doit évidemment avoir la capacité d’investir et de se projeter sur le long terme et donc avoir un modèle économique qui fonctionne. Mais la nécessaire transformation d’une entreprise pour la rendre résiliente face aux nouveaux enjeux de durabilité impose de dépasser l’urgence du court terme pour mener une réflexion et s’engager sur un temps long, qui va au-delà de son horizon classique de réflexion.
La prise de conscience et la construction de convictions fortes du dirigeant et l’alignement avec les instances de gouvernance constituent la première condition pour que l’entreprise se mette en mouvement. Un dirigeant climato-sceptique ou qui ne voit dans l’ESG qu’un ensemble de contraintes ne pourra pas créer la dynamique nécessaire pour lancer un chantier de transformation qui affecte toutes les dimensions de l’entreprise. A l’opposé, un dirigeant convaincu mais entouré d’actionnaires qui exigent des résultats à court-terme aura du mal à imposer à ses associés des arbitrages visant à renoncer à une performance immédiate au profit d’un investissement dont les retours ne seront visibles qu’au-delà de leur horizon naturel de réflexion. Une entreprise sous LBO, dont les fonds majoritaires exigent un TRI très élevé avec une sortie prévue à deux ou trois ans ou encore une entreprise cotée avec des fonds activistes à son capital n’auront pas la même capacité de projection qu’une entreprise dont le capital est détenu depuis plusieurs générations par une famille et qui s’inscrit dans une tradition de transmission patrimoniale. En considérant la durabilité comme un sujet désormais essentiel, dont les effets se mesurent sur le temps long, la gouvernance va devoir adapter son système de mesure et de reconnaissance de la performance pour y intégrer des critères extra-financiers. La CSRD par le cadre qu’elle pose, invite progressivement les 50 000 plus grandes entreprises européennes à mener cette réflexion dès 2024 et à publier des engagements concrets qui se généraliseront par la suite à l’ensemble de leur chaîne de valeur.
La conviction du dirigeant, l’alignement avec les représentants des actionnaires et le board, de nouveaux indicateurs de performances sont des préalables indispensables pour créer l’impulsion nécessaire. L’étape suivante consiste à embarquer les véritables acteurs de la transformation : les équipes. Là encore, il s’agit de faire les choses dans le bon ordre : des dirigeants qui ont toujours appliqué un modèle de management classique basé sur la recherche de croissance et de profit risquent de susciter scepticisme, voire désengagement s’ils affichent une volonté soudaine de contribuer au bien commun, même s’ils sont sincères ! Le procès en green ou en purposewashing n’est jamais loin. Il faut donc expliquer, donner de la perspective et de la profondeur au sujet pour embarquer les équipes, indispensables pour opérer une transformation qui touche à l’ensemble des métiers et nécessitera donc l’implication de tous ! Le besoin de comprendre des équipes est réel, ne serait-ce que pour démontrer qu’il ne s’agit pas d’un effet de mode mais la conséquence d’une évolution en profondeur du modèle capitaliste dont l’entreprise doit se saisir sans tarder.
Mais cela ne suffit évidemment pas ! On ne change pas cinquante ans de culture friedmanienne dans les entreprises par la magie de quelques heures de sensibilisation aux grandes évolutions du monde capitaliste. L’ESG est souvent déstabilisant pour des équipes qui se retrouvent face à des injonctions contradictoires et qui vont devoir renoncer à prendre des décisions qui paraissaient évidentes jusque-là. Accepter des coûts supérieurs pour acheter local, renoncer à un investissement très rentable à court terme car il génèrera des nuisances sur le long terme, incompatibles avec le nouveau projet de l’entreprise, modifier la structure de rémunération des équipes commerciales jusque-là basée sur des critères de performance au mois pour le remplacer par un indice de satisfaction clients sur le long terme est déstabilisant. Le dirigeant devra être entouré d’une équipe de comité de direction convaincue qui, à son tour, pourra embarquer le management intermédiaire et l’ensemble des équipes.
Intégrer la durabilité devient une nécessité vitale pour l’entreprise et requiert conviction du dirigeant et alignement de la gouvernance avant la mise en œuvre d’un volet social incontournable pour accompagner la transformation et le changement. C’est à cette condition qu’on pourra embarquer les équipes et les motiver à imaginer et lancer les offres qui permettront d’avoir un impact positif et réellement décisif sur l’environnement. C’est précisément la philosophie à laquelle nous invite le reporting de durabilité CSRD qui permet aux entreprises d’encadrer leur démarche.
Il faut donc bouleverser l’ordre des choses : l’impact environnemental est une conséquence et non pas la finalité d’un programme ESG. D’ailleurs, ne devrions-nous pas désormais parler de programme GSE ?