Reporting RSE, CSRD, loi Omnibus : ce n’est pas le sujet !

Par Didier Sensey

L’évolution des modèles économiques des entreprises vers un capitalisme plus vertueux s’apparente à une navigation au long cours : une alternance de conditions favorables et de vents contraires. Depuis la crise du Covid, la prise en compte par les entreprises des enjeux RSE s’est accélérée à un rythme sans précédent. Pour autant, les résultats des élections en Europe et aux États-Unis en 2024 pourraient avoir pour conséquence de relâcher les efforts, voire de reculer. Après avoir été à l’avant-garde, l’Union Européenne s’apprête à réduire drastiquement les contraintes liées aux rapports de durabilité visant les entreprises. Pragmatisme ou erreur historique ? 

Ces dernières années, les initiatives ESG se sont multipliées dans les entreprises à tel point qu’il est devenu nécessaire d’élaborer des standards permettant la comparaison des performances extra-financières des entreprises entre elles. Au niveau européen, la Non Financial Regulation Disclosure (NFRD), transposée en France sous le nom de Déclaration de Performance Extra-Financière (DPEF) a constitué une première étape importante de normalisation et de transparence et concernait environ 11 000 grandes entreprises. La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), votée en décembre 2022 par le Parlement Européen, a élargi le champ d'applications à plus de 50 000 entreprises. En ce début d’année et même si tous les pays membres ne l'ont pas encore transposée localement, les premières entreprises  publient leur rapport CSRD. En parallèle, lors de la COP26 à Glasgow en novembre 2021, le G20 a diligenté la création de l'International Sustainability Standard Board (ISSB) dont les normes ont depuis été adoptées par une trentaine de pays dans le monde, représentant 60% de l'économie mondiale.

Comme elle a pu le faire au niveau des données personnelles avec le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), l'Europe a souhaité se montrer à l’avant-garde des initiatives pour protéger cette fois-ci la planète et a bâti un cadre de régulation particulièrement ambitieux. En faisant du Green Deal la priorité de son premier mandat, Ursula von der Leyen a défendu l’idée selon laquelle « notre défi le plus pressant est la protection de la planète. C’est la plus grande responsabilité et la plus grande chance que nous ayons aujourd’hui ». L’objectif central du Green Deal est de permettre à l’Europe d’atteindre la neutralité climatique à horizon 2050. Bien que parées des plus nobles intentions, les deux dispositions phares du Green Deal, la Taxonomie et la CSRD, ont reçu un accueil mitigé et ont provoqué autant d'enthousiasme de la part des défenseurs d'une économie plus vertueuse que de rejet de la part des organisations patronales. Celles-ci ont eu une nouvelle occasion de dénoncer la « folie normative » de Bruxelles en ne voyant dans la CSRD qu'un obstacle supplémentaire à la compétitivité. Il faut reconnaître que sa complexité apparente aurait nécessité un effort réel de pédagogie de la Commission Européenne pour expliquer l'esprit et l'essence de ce texte et en faciliter l’adoption. Surtout lorsque de nombreux acteurs, au premier rang desquels les grands cabinets d'audit, ont nourri la complexité de sa mise en œuvre opérationnelle. En embauchant des milliers de consultants spécialisés, ils y ont vu il est vrai un relai de croissance inespéré, dans un marché du conseil en berne.

Développement durable

Les élections européennes de 2024 ont conduit à une nouvelle géographie du paysage politique au cœur duquel le PPE et la droite radicale sont désormais incontournables. Ces mouvements politiques, par nature opposés aux contraintes pesant sur les entreprises, se sont faits le relai des positions du patronat. En France, les élections législatives de juin 2024 ont instauré une instabilité politique préjudiciable à la confiance des dirigeants et donc à la dynamique économique.  Dans ce contexte, la publication du rapport Draghi le 9 septembre 2024, a constitué un tournant. Si son auteur considère à juste titre que le coût de l'énergie et le manque d'investissement dans l'innovation font décrocher l'économie européenne face aux États-Unis, il préconise aussi d'alléger le poids des normes visant les entreprises et se montre extrêmement critique vis-à-vis de deux des piliers du Green Deal : la CSRD et la CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive). Le projet de loi Omnibus, visant à alléger les contraintes pesant sur les entreprises dans leur mise en œuvre, en est la conséquence directe.

De l'autre côté de l'Atlantique, l'élection de Donald Trump marque le début d'une ère de dérégulation massive. Dans une Amérique désormais totalement décomplexée, Trump, signe le jour de son investiture un décret exigeant la fin de toutes les dépenses gouvernementales consacrées à la diversité, l'égalité et l'inclusion (DEI) . La semaine suivante, il libère les États-Unis des engagements des accords de Paris et torpille son propre Green New Deal, « un gaspillage incroyable et ridicule ». Nourrie par une idéologie aussi pragmatique que court-termiste, il s’agit pour la nouvelle administration de faire pression sur les entreprises européennes afin de les inciter à s’implanter sur le territoire américain avec des arguments très pro-business. Il faut y voir en parallèle la volonté de reprendre l'initiative afin d'affaiblir l'Europe en s'opposant à sa capacité d'imposer de nouvelles normes extra-territoriales aux entreprises américaines, préjudiciables à leur compétitivité sur leur principal marché à l’exportation. L'Europe a en effet fait la preuve à travers le RGPD qu'elle était capable de définir et d'imposer au monde un cadre de référence, au point d'en faire un standard mondial freinant les ambitions hégémoniques libertariennes des géants de la tech, les sanctionnant lourdement lorsqu’ils refusent de s’y soumettre.

La CSRD est ainsi devenue le cœur d’une bataille idéologique qui en ferait la cause du ralentissement de l’Europe et l’empêcherait de jouer à armes égales face à une économie américaine revigorée et libérée de toute contrainte inutile. Le dilemme entre fin du mois et fin du monde prend ici une ampleur inédite. Alors, fin de l’illusion d'un modèle entreprise plus responsable sacrifié sur l’autel du pragmatisme libéral et qui n’aura été qu’une simple parenthèse dans l'histoire du capitalisme ?

Aussi agressives soient ses velléités, il est pourtant impossible pour Trump et les opposants du Green Deal de décider d’un moratoire sur le changement climatique ou de décréter la fin de ses conséquences sur nos vies et sur l’économie.

Développement durable

Dans son rapport annuel 2024 , le World Economic Forum a chiffré le coût des dommages liés au réchauffement climatique à 3,600 Md$ depuis 2000, dont 1,023 Md$ entre 2020 et 2024. Plus impressionnant encore, une trajectoire de réchauffement à 3°C pourrait réduire le PIB mondial cumulatif de 16 % à 22 % d'ici 2100, soit 10 % à 15 % de plus qu'un scénario à moins de 2°C. A l’échelle d’une entreprise, jusqu'à 25 % de l'EBITDA pourrait être en danger d'ici 2050 en raison des risques physiques (tempêtes, inondations, sécheresses).

Dès 2015, Henri de Castries, alors PDG d’AXA, l’affirmait : « un monde à +3° n’est plus assurable ». Fin 2024, nous n’en sommes « qu’à » +1,4° et que constatons nous déjà ? Devant l’explosion des primes, 1 500 communes françaises exposées ne sont plus assurées depuis janvier 2025 . À la suite des incendies de Los Angeles, de nombreux assureurs, dont State Farm ou Allstate ont réduit ou cessé leurs activités : 30,000 contrats ont été dénoncés et les primes ont explosé. Conséquences : chute de la valeur des biens, effondrement du marché de l’immobilier et répercussions sur l’économie californienne comparable à la crise financière de 2008.

Dans l’agriculture, la filière du maïs, fortement consommatrice d’une eau qui devient de plus en plus rare, la viticulture où le degré d’alcool dans les vins a augmenté en moyenne de 2% ces vingt dernières années , sont confrontées à des enjeux existentiels : on estime que 90% des régions viticoles côtières et de plaine du sud de l’Europe risquent de perdre leur aptitude à produire du vin de qualité à des rendements économiquement soutenables d’ici la fin du siècle si le réchauffement global dépasse +2°C . Plus largement, 55% du PIB mondial est dépendant d’un bon équilibre de la biodiversité, soit 44 000 Md$. Or, depuis 1850, début de l’ère pré-industrielle, 67% des espèces ont disparu, faisant rentrer le monde dans la sixième extinction de masse de son histoire.

Dans l’industrie, Porsche, déjà confrontée à un effondrement de la demande, notamment en Chine, a fait face en juillet 2024 à des ruptures d’approvisionnement chez des fournisseurs d’aluminium à la suite d’importantes inondations. Elle n’a pu que constater la faible résilience de sa chaîne d’approvisionnement et a dû stopper sa production. L’action a perdu 40% de sa valeur pour atteindre son plus bas niveau historique. La limite d’un modèle basé sur la réduction des coûts se fait par ailleurs cruellement sentir chez Boeing ou Stellantis : confrontés à des problèmes chroniques de qualité, l’avionneur américain a vu son chiffre d’affaires trimestriel 2024 chuter de 31%  et le constructeur franco-italo-américain son cours de bourse divisé par deux en un an.

En outre, les entreprises doivent prendre en compte les demandes de leurs parties prenantes, devenues plus exigentes sur les sujets ESG. Les salariés, au-delà d’un revenu décent et la perspective d’évolution de carrière, attendent désormais de leur employeur du sens et un engagement sincère sur les sujets sociaux et environnementaux, pouvant aller jusqu’à quitter leur entreprise ou à refuser un poste  ; les donneurs d’ordre accordent une importance croissante voire centrale aux critères ESG dans la sélection de leurs fournisseurs ou de leurs partenaires  ; le monde de la finance est de plus en plus actif, avec, d’un côté, les fonds d'investissement qui font de l’ESG un critère de sélection et de valorisation de leurs participations  et, de l’autre, les banques qui proposent des prêts à taux bonifiés indexés sur l'amélioration d’indicateurs de performance extra-financiers. Très rapidement, une entreprise qui n’intègre pas les sujets ESG en profondeur dans sa stratégie, son modèle d’affaires et ses opérations aura de plus en plus de difficultés à recruter, fidéliser les talents, vendre, nouer des partenariats et se financer : c’est donc devenu un enjeu vital.

Les dirigeants le reconnaissent eux-mêmes :  selon une enquête PwC de janvier 2024 , 68% des dirigeants français (45% à l’international) pensent que leur organisation disparaîtra d’ici 10 ans si leur modèle d’affaires n’évolue pas !

Nous le voyons bien : opposer durabilité et compétitivité est désormais un non-sens. La viabilité économique des entreprises et leur durabilité financière, dépendent étroitement de leur capacité à identifier et à intégrer dans leur stratégie et leur modèle d’affaires les enjeux de… durabilité !  Ces enjeux sont évidemment environnementaux, sociaux, sociétaux et liés au modèle de gouvernance (ESG). Mais ils sont aussi liés à l’évolution de leur stratégie et de leur modèle d’affaires en anticipant par exemple les conséquences de technologies disruptives comme l’intelligence artificielle ou de best practices devenues obsolètes, comme nous l’avons vu avec les exemples de Porsche, Stellantis ou Boeing. Cela passe par une réflexion globale sur l’entreprise et une projection sur son environnement qui dépassent très largement l’horizon temporel de réflexion classique. Cela implique surtout d’avoir le courage de se réinventer en prenant les décisions de transformation nécessaires sans tarder, car le temps s’accélère ! Aucune entreprise ne pourra s’en affranchir, quelle que soit sa taille, son secteur d’activité et son origine.

Or, l’esprit de la CSRD consiste précisément à doter l’entreprise des outils et des clés de lecture nécessaires pour mener à bien cette réflexion stratégique en se dotant d’un langage commun qui permettra de communiquer ses engagements auprès de ses parties prenantes qui y sont de plus en plus sensibles. C’est avant tout un plan stratégique structuré et normalisé. Très loin de ce à quoi on voudrait trop souvent la réduire à ce qu’elle n’est pas : un énième reporting de milliers de données, déconnecté de la réalité des entreprises.

L’Europe s’est montrée une nouvelle fois à l’avant-garde en se dotant d’objectifs et d’outils de référence. Il serait irresponsable de céder aux vents contraires qui nous invitent à ralentir ou pire, à reculer sur les engagements pris par nos entreprises. Pendant ce temps, la Chine s’est emparée des principes que nous avons élaborés pour bâtir leur propre cadre de durabilité. Elle prévoit de déployer entre 2026 et 2030 la China Sustainability Disclosure Standards (CSDS) qui s’appuie notamment sur le principe qui constitue le cœur de la CSRD européenne, la double matérialité. Le double objectif annoncé par le gouvernement chinois pour justifier sa mise en œuvre est de répondre aux exigences accrues des parties prenantes et de renforcer la compétitivité des entreprises chinoises…

Ainsi, pendant que l’Amérique s’est engagée dans un processus de dérégulation aussi massif que brutal, la Chine, à contre-courant de son grand rival, risque à nouveau de nous doubler grâce à sa capacité de planification et d’exécution. L’Europe ne peut se permettre le luxe de faire machine arrière sur un sujet où elle a une légitimité indiscutable et reconnue dans le monde entier. Vouloir simplifier la mise en œuvre de normes pour en faciliter l’adoption est certainement souhaitable, mais leur édulcoration imposerait aux entreprises européennes de s’adapter en permanence avec celles, plus exigeantes de leurs partenaires commerciaux et leur ferait perdre en compétitivité ! Cela serait un comble qu’une entreprise européenne qui opère en Chine soit obligée de s’adapter à des standards de durabilité chinois plus exigeants pour ne pas se voir fermer les portes du marché après avoir largement posé les jalons d’une économie et d’une industrie plus vertes.